Ce texte est une version enrichie d'une publication sur ma page Facebook personnelle le 22 janvier 2022.
En janvier, je suis enfin parvenue à mener à terme un projet amorcé à la fin de 2016. J’avais alors entrepris de photographier les oreilles de 24 parents et amis plutôt éberlués par ma demande, en vue de les dessiner au fusain (avec rehauts de crayon blanc).
Ces dessins originaux n’existent plus, malencontreusement affadis par trop de couches de fixatif combiné au souffle trop puissant du vaporisateur, comme en a témoigné la fine poussière qui s'est déposée au plancher. La catastrophe!
J’ai eu ma période de désespoir (du genre roulée en boule sous les couvertures...) pour ensuite me retrousser les manches et trouver une solution permettant de leur donner une deuxième vie. À partir de photographies faites à la va-vite (j'étais loin de me douter qu’elles deviendraient les seules témoins de mes longues heures de labeur), j’ai travaillé mes images à l’ordinateur et expérimenté divers agencements numériques. C’est seulement à l'automne 2021 que j’ai décidé de concrétiser une composition sous forme de murale imprimée.
Pas simple! D’abord, j’ai dû réajuster mon projet en fonction du mur où je voulais l’exposer (celui de la salle à manger) car elle était... trop grande! Puis, il m’a fallu trouver un imprimeur ainsi qu’un support (papier, bois, métal?; encadré ou non?) adapté aux dimensions désirées, soit un peu plus «petit» que 4 x 10 pieds.
J’ai rencontré des écueils, mais finalement, ma murale d’oreilles est non seulement imprimée (sur du sintra, une espèce de plastique, épais d’un quart de pouce), elle est aussi installée, grâce au super support-cadre en aluminium fabriqué par mon conjoint «castor-bricoleur».
Je suis très contente du résultat. Et après déjà quelques mois de «cohabitation», je peux affirmer que ma fierté ne s'affadit pas.
Bien sûr, j'ai eu droit aux taquineries des convives qui se sont attablés depuis (pas si nombreux quand même, pandémie oblige), certains disant préférer être le plus loin possible de la murale, question de ne pas être «espionnés»...
J'ai aussi pu constater quelques réactions polies, car un tel sujet - des oreilles alignées - suscite quand même un certain étonnement, sinon... un étonnement certain. En effet, on peut se demander: mais pourquoi autant d’efforts pour… ça???
Hé bien: comme je l'explique dans ma démarche, je trouve cette forme fascinante, à mi-chemin entre un coquillage et un embryon. J’ai aussi découvert qu’il y a autant de formes de pavillon auditif que d’humains, à l’image de notre diversité comme individus. Et que, tout comme le reste du corps, qui n'est pas parfaitement symétrique, les deux oreilles d'une même personne ne sont pas leur réflexion inversée, ce dont témoigne aussi ma murale.
Au-delà de cette richesse formelle, l’oreille m'interpelle en tant que symbole de communication. L'ouïe permet la perception des sons, certes. Mais ce n’est pas parce qu’on entend qu’on écoute (ce que développe si bien David Goudreault dans sa chronique «Écouter est un verbe d'action»)… Plusieurs expressions populaires expriment justement cet éventail d'attitudes perceptives: prêter l'oreille (écouter de manière distraite), dresser l'oreille (être attentif), faire la sourde oreille (faire semblant de ne pas écouter), entrer par une oreille et sortir par l'autre (être entendu pour être aussitôt oublié), pour ne citer qu'elles.
On dit aussi que les murs ont des oreilles, locution qui a inspiré le titre de mon oeuvre, mais le sens que j'accorde à cette dernière ne se limite pas à la possibilité qu'une conversation privée soit entendue. Si j'ai laissé des espaces «vides» dans ma murale, alors que j'aurais pu proposer simplement un ensemble compact, ça laisse supposer que cet inventaire n’est pas exhaustif. Également, les «absences» offrent non seulement une composition plus dynamique, elles induisent la qualité d'écoute: superficielle, indifférente, hypocrite, impuissante... Ce sujet m'obsède un peu beaucoup car, enfant anxieuse, j'ai trop souvent rencontré un mur d'impassibilité (vraie ou fausse...) face à l'expression de mes craintes de toutes sortes.
Toutefois, ces différences ne sont pas visuellement évidentes à transmettre. Si j’avais les moyens technologiques et financiers, je verrais très bien une version numérique de cet ensemble: chaque dessin-oreille serait sur un écran et l’image apparaîtrait ou disparaîtrait, avec des zébrures/parasites pour illustrer la qualité de l’attention! Et j'aimerais bien y joindre une bande sonore, espèce de collage de babillages et de silences, de brouhaha et de chuchotements, dont je confierais la réalisation à mon frère compositeur Éric Delagrave (Deezer, Spotify, Apple Music, YouTube).
Dans l'esprit de cette écoute défaillante ou déficiente, j'aimerais poursuivre ma série de «bassins improbables» (improbables car pas vraiment fonctionnels), comme j'appelle mes modelages inspirés - ô surprise! - du pavillon de l'oreille mais aussi du coquillage.
Mon association au lavabo est comme une épuration stylisée, encore plus lissée (je vise l'apparence de la porcelaine), du réceptacle qui mène vers... un endroit dissimulé. Que s'y passe-t-il???
Qu'advient-il des paroles qui s'y sont insinuées? Sont-elles détournées, carrément évacuées, ou rassemblées, ressenties, analysées, mémorisées?
...Tout un contrat quand même, que l'écoute! Et je n'ai surtout pas terminé d'en explorer les méandres.
Procrastination, quand tu nous tiens!
Prochainement, je partirai pour un long périple au Labrador et à Terre-Neuve. Si je me retiens de penser aux insectes piqueurs qui vont certainement me harceler (ce qui me demande beaucoup de contrôle), j'ai vraiment hâte d'être exposée à ces territoires balayés par le vent, où la végétation dispute sa place aux formations rocheuses. Je sens que, visuellement, je vais me régaler de textures et de couleurs.
Je sais que ce ne sont pas tous les artistes qui partagent mon avis, mais à mes yeux, les téléphones cellulaires sont devenus tellement perfectionnés, côté photographie, que je n'apporte plus mon appareil numérique Lumix, pourtant lui-même moins encombrant que mon vieux Minolta reflex. Sauf que, à un moment donné, surtout pour ne pas défoncer le plafond infonuagique gratuit, il faut bien télécharger les images quelque part! Ce que je fais sur mon ordinateur, lui-même sauvegardé sur un disque dur externe.
Mais c'est là que la procrastination s'insinue: je n'ai pas encore terminé de classer mes photos prises en Gaspésie... l'été dernier! La honte. À ma décharge: je prends quand même la peine d'ajouter une description et des mots-clés à mes images, ce qui demande, quand même, une certaine réflexion. À ceux qui trouvent que ça ne vaut pas tant la peine je dis: si vous saviez comment je me félicite lorsque j'ai besoin de retrouver des clichés de: nature, textures, coquillages, algues, nuages, remous, reflets (mes mots-clés les plus récurrents, exception faite des lieux géographiques)!
Je viens de rendre publique la liste de lecture qui peut m'aider à atteindre l'état de «flow» propice pour me concentrer pour ce genre de tâches: je l'ai intitulée, avec un brin d'ironie, Ça plane pour moi (en espérant que le lien fonctionne; je suis sur Deezer). J'apprécie tout particulièrement Focus in 12-18 Hz de Michael Price.
Sur ce, bon été!
Marie Delagrave
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