C’est fou comment le fait d’être en voyage nous «autorise» à sortir du quotidien. En ce qui me concerne, je deviens vraiment à l’affût, visuellement. L’appareil photo cellulaire dans ma poche ou mon sac, je connecte avec mon nouvel environnement en terme de lumière, de cadrage, de couleurs et, bien sûr, de textures à rapporter dans mon baluchon à souvenirs. Si les paysages sont plutôt destinés à demeurer tels quels (à part d’éventuels redressements d’horizon!), les gros plans, eux, deviennent des matériaux potentiels pour de futures créations.
Cet été 2022, j’ai eu la chance de passer six semaines en camping dans un petit véhicule récréatif, en compagnie de mon conjoint et d’un couple d’amies, aussi motorisé. L’objectif: découvrir Terre-Neuve en passant par le nord du Québec et le Labrador, et au retour par la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick. Grâce à la randonnée pédestre, ma récolte photographique dans cette nature souvent brute s’est révélée foisonnante, constituée de quelque 2000 prises de vue (et ce en dépit d’un élagage sur place). C’est un peu… trop, dans la mesure où, sans classement, tout ce matériel risque de disparaître dans un océan de pixels. Mais les mois de réclusion volontaire dans mon atelier s’en viennent et, patiemment, alternant entre deux projets créatifs, je trierai ma récolte, en espérant que certaines images deviendront de véritables pépites…
Une chose est sûre: je chéris déjà ma découverte fortuite de deux fossiles, près du phare de Point Riche à Port au Choix. Le rivage, constitué de plaques stratifiées en calcaire gris, me permettait surtout de sauter ici et là (les longues heures en route m’incitent à bouger le plus possible lorsque j’en ai l’occasion!), jusqu’à ce que je m’arrête subitement. Une image de spirale venait de parvenir à mon cerveau! Je recule un peu et… tadam!
Je ne suis pas du tout une spécialiste des fossiles, même si le phénomène me fascine. Et je suis convaincue que j’en ai côtoyé sans m’en apercevoir, tellement il faut bien souvent avoir le regard très affuté pour détecter leurs fines empreintes. (Pour vous en convaincre, visitez l’exposition permanente du parc de Miguasha, situé à Nouvelle en Gaspésie.) Mais ceux-là, spiralés (ma forme pré-fé-rée!!!) ne pouvaient que me tomber dans l’oeil. Je regrette seulement de les avoir photographiés trop vite: nous étions à la fin d’une journée qui avait débuté tôt, mon conjoint était déjà rendu plus loin sur le site (ou j’étais encore à la traîne, selon le point de vue), je commençais à être fatiguée…
Les regrets… Ah! c’est bien mon genre. Mais je me soigne - encore -, dans la mesure où je me répète, régulièrement, que non Marie, tu ne peux pas en permanence tout faire, tout voir, tout évaluer à sa juste valeur… Mais j’aimerais tellement y parvenir!
Confidence
Dans mon cabinet de curiosités, je rapporte aussi des photos, prises à Red Bay, au Labrador, d’ossements de baleines, férocement gardés par des brûlots (oui, oui, ces infâmes insectes piqueurs; pas moyen de demeurer immobile plus d’une demi-seconde pour qu’ils attaquent). Les os figurent parmi mes autres objets de fascination (après les oreilles et les coquillages), probablement parce que leur forme ne m’éclaire pas sur leur fonction. Confidence: dans mon atelier se trouve une boîte où je range, depuis quelques décennies, des os… «alimentaires», je dirais, car ils sont les artefacts de repas préparés par ma mère (d’ailleurs découragée que je veuille, en plus de les conserver, les désinfecter au lave-vaisselle).
Bon, vous voilà avec les yeux tout ronds. Rassurez-vous (un peu): ma fixation est purement formelle et certainement pas morbide; je trouve que dépouillées de leur contexte, ces formes organiques sont originales, intrigantes, parfois même élégantes, et si elles étaient par exemple peintes en blanc, elles ressembleraient à des modelages ou des moulages plutôt abstraits.
Mais pour en revenir aux baleines: leurs restes, à Red Bay, semblables à des souches poreuses envahies par une verdure insouciante, témoignent d’un massacre orchestré par la lucrative industrie basque de cette huile qui alimentait les lampes en Europe au milieu du XVIe siècle. Les squelettes n’ont pas été poussés par la mer, mais plutôt par les dépeceurs qui se sont échinés à séparer la précieuse graisse des carcasses de cétacés. Les ossements les mieux conservés ont toutefois été accaparés par des collectionneurs locaux ou encore des instances scientifiques.
Sur une note moins dramatique: je me suis régalée du «velours» (pour les yeux, du moins) de la toundra et des tourbières ainsi que des mousses et lichens qui vivent en symbiose sur l’écorce et les roches. Leur variété de couleurs et de textures est tout simplement fabuleuse!
Et la géologie! Quel territoire riche en variété! En plus des cailloux tout ronds pareils à des bonbons (album ci-dessus), je me suis délectée des rochers composites aux teintes contrastées (particulièrement ceux à Lourdes-de-Blanc-Sablon, au Québec) ou délicatement nuancées (comme à Port aux Basques).
J’ai aussi découvert, au parc Gros Morne, dans les Tablelands, des «craquelures» évoquant - pour moi - l’apparence de peintures anciennes ou encore de fragments de fresques en mosaïque. Cet effet particulier connu des géologues est plutôt qualifié d’écailles de serpent et explique le nom de serpentinite (à ne pas confondre avec la serpentine, dit Wikipédia), qui est une roche métamorphique issue, grosso modo, de la collision des continents.
Je me plais à m’imaginer en archéologue, examinant ces surfaces grossièrement tailladées en grillage comme les artefacts d’une civilisation disparue.
Voir autrement
Mais il n’y a pas que les curiosités naturelles qui nourrissent ma réflexion sur la complexité, mais aussi la fragilité de notre environnement. Les constructions humaines peuvent en témoigner elles aussi. Ainsi, à Cape Spear, se trouvent les bunkers et la poudrière d’un fort construit pendant la Deuxième Guerre mondiale. Si les visiteurs du célèbre phare, situé tout près, s’y abritent pour observer l’océan (lorsque l’absence de brume le permet!), pour ma part j’ai été à la fois troublée par l’ambiance anxiogène du lieu et les qualités esthétiques de… sa détérioration suintante. Cela peut paraître contradictoire, mais pensez à la valorisation accordée, en décoration, au bois de grange vieilli, à la ferronnerie patinée, à la peinture à la craie artificiellement «usée», au béton nu.
En art moderne, vers le milieu du XXe siècle, il y a eu ce courant d’abstraction plutôt brute et minimaliste, donnant préséance au(x) matériau(x). C’est ce qui m’a inspirée à prendre les clichés ci-dessus. Imaginez maintenant chacun imprimé en très grand, dans un environnement épuré ou carrément design, et votre perception ne sera pas du tout la même.
Voir et montrer autrement, telle est ma motivation.
Oui, j’ai vu aussi des «vraies» oeuvres d’art à Terre-Neuve. Ce sera le sujet de mon prochain billet.
Marie Delagrave
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