(De retour d’une malheureuse pause covidienne.)
Si Terre-Neuve n’évoque pas une destination culturelle comme telle, l’art n’y est pas pour autant absent.
Bien sûr, on y trouve la courante statuaire (une forme d’expression qui ne m’émeut pas beaucoup, je l’avoue) en hommage à ceux qui ont contribué à l’essor de la province. J’ai pu surtout observer ici et là quelques oeuvres d’art public contemporain, par exemple à l’Anse-aux-Meadows et à Port-au-Choix. Mais je ne les recherchais pas comme telles, toute dédiée que j’étais à ma recherche d’images de la nature.
J’ai quand même eu droit à quelques «épiphanies» artistiques (je l’avoue: le mot est à la mode… mais je l’aime bien) ou, si vous préférez, des moments de grâce, hors du commun.
Le premier est survenu à St. Anthony, à l’hôpital Charles L. Curtis Memorial, dans la rotonde qui sert d’entrée à l’édifice. Plusieurs guides touristiques y mentionnaient l’existence de murales de Jordi Bonet (1932-1979), cet artiste québécois d’origine catalane.
Pour les résidents de Québec, Bonet est connu pour sa monumentale murale en béton réalisée sur trois murs intérieurs au Grand Théâtre en 1969 (mais inaugurée en même temps que le bâtiment en 1971). Cependant, ce créateur prolifique inspiré par Antoni Gaudì, qui conjuguait métiers d’art (céramique, vitrail) et arts visuels (sculpture, dessin, peinture), a laissé sa marque distinctive en des dizaines d’autres lieux, disséminés au Canada et plus encore aux États-Unis.
À St. Anthony, c’est la fondation dédiée à la mémoire du Dr Wilfred Grenfell (1865-1940), médecin et missionnaire britannique qui a beaucoup contribué à améliorer le sort des pêcheurs terre-neuviens et de leurs familles, qui a invité Jordi Bonet en 1966 à créer huit murales pour la rotonde. Celles-ci, découpées en de nombreuses plaques de céramique, où éléments figuratifs et abstraits, très texturés, évoquent l’apport du Dr Grenfell aux communautés de cette région du nord-ouest de la province, mais plus encore les peuples autochtones qui l’ont habitée.
Dès l’entrée, le temps que nos yeux s’habituent à la pénombre du lieu, c’est la couleur bleu cobalt qui fascine. Puis, on découvre graduellement d’autres teintes et plus encore toute la richesse des interventions plastiques de Jordi Bonet, qui est allé jusqu’à utiliser l’empreinte de ses talons pour modeler l’argile ou encore celles de raquettes pour la neige. Utilisant divers procédés et types de perspective, les scènes représentées, au symbolisme souvent spirituel prisé par l’artiste, dépassent la simple narration pour devenir des oeuvres autonomes.
Respect.
Mais ce n’est pas tout.
Vous connaissez de plus en plus ma fascination pour les textures. Alors, lorsque j’ai vu celle-ci à Green Point dans le parc du Gros-Morne (photos ci-contre), je me suis dit, les neurones pétillants d’excitation: «Mais c’est un fragment de murale de Jordi Bonet!» Avouez que le modelé de cette falaise semble avoir été créé par l’humain. Il s’agit pourtant de l’assemblage naturel de roches stratifiées considérées d’un grand intérêt géologique, car formées dans les profondeurs d’une mer ancienne, indique Parcs Canada. En tout cas, visuellement, ça m’a laissée la bouche ouverte. Tout comme ce «moulage» (dernière photo) vu sur le sentier The Gravels à Port-au-Port.
La nature est vraiment, mais vraiment surprenante… Et c’est toute à sa contemplation que je me suis dédiée en traversant Terre-Neuve d’ouest en est, sans que surviennent d’autres interactions culturelles. Dans cet esprit, lorsque nous sommes arrivés à St. John’s, j’étais modérément enthousiaste à passer du temps en ville, tellement je n’avais pas envie de sortir de ma bulle de plein air. Mais en consultant le site web de The Rooms, principal lieu de diffusion culturelle de la capitale terre-neuvienne, j’ai eu l’intuition que je devais aller y faire un tour.
Oh! que je ne l’ai pas regretté!
Trois expériences en un seul lieu
Mi-musée d’histoire naturelle et ethnographique, mi-musée d’art contemporain, The Rooms se distingue d’abord par son architecture (1), très fenestrée (la vue sur le port de St. John’s - lorsqu’il n’y a pas de brume - est superbe), mais surtout directement inspirée des modestes abris, dotés d’une toiture à deux versants, où les pêcheurs nettoyaient leurs prises. L’allure générale demeure cependant fort moderne, avec les lignes épurées et l’abondante utilisation du verre.
Je viens à peine d’acheter mon billet d’entrée que… la gorge me serre. Je suis carrément émue. Et surprise de mon état. Est-ce une question de lumière, d’ambiance feutrée propice à la contemplation, et, surtout, des oeuvres que je commence à apercevoir au loin? J’ai l’impression de renouer avec quelque chose d’important pour moi. Mes yeux s’embuent et je sens un sourire se dessiner sur mon visage. J’étais seule dans mon univers depuis quelques semaines et voilà que je côtoie des artistes, par l’entremise de leurs créations. Je me sens interpellée et même complice, car certains d’entre eux ont justement baigné dans la nature et ont su traduire, en formes et en couleurs, l’impact de leur expérience. Les chanceux!!! (En fait, ce n’est pas vraiment de la chance, mais de la sensibilité et de la persévérance…) Je reformule: ils sont parvenus à exprimer leur fascination et je les admire, voilà!
Je ne connaissais pas Tara Bryan (1953-2020), originaire des États-Unis mais établie à Terre-Neuve depuis 1992, et renommée pour ses peintures de paysages et ses livres d’artiste (pour lesquels elle a remporté plusieurs prix). Je suis toutefois estomaquée par la petite exposition, Unfolding Horizon (2), qui lui est consacrée car ses oeuvres sont clairement inspirées de son lieu d’adoption, et notamment du parc national du Gros-Morne, qui m’a si impressionnée.
Une huile sur toile datant de 1992, que j’adore, est accompagnée de ces mots de Bryan:
«I am drawn to light and subtle shifts of color. The air in Newfoundland is tangible, softening and dispersing the light and making the landscape delicious and mysterious. Though distilling the coastline to its essential forms and colors, I strive to represent the strength of its raw power and beauty.»
Ma traduction libre:
«Je suis attirée par les changements de couleur légers et subtils. L'air de Terre-Neuve est tangible, adoucit et disperse la lumière et rend le paysage délectable et mystérieux. Tout en épurant le littoral dans ses formes et ses couleurs essentielles, je m'efforce de représenter la force de sa puissance brute et de sa beauté.»
Je salue bien bas cette sensibilité.
Voilà pour ma première expérience de délectation à The Rooms.
La seconde a été provoquée par mon trajet à travers les salles pour parvenir à l’exposition de Tara Bryan. Du coin de l’oeil, je suis happée par des toiles manifestement peintes par des artistes du Groupe des Sept. Je me promets d’y revenir, ce que je fais bien sûr. Les notices qui accompagnent les oeuvres me le confirment: elles ont été réalisées dans les années 1930 par Lawren S. Harris, A.Y. Jackson et J.E.H. MacDonald et constituent de beaux exemples de la détermination de ce regroupement canadien à s’affranchir de la tradition européenne en peinture. Touche vigoureuse, couleurs souvent vives, formes délimitées et empâtements donnent vie à des régions inhabitées, peu explorées du nord du Canada, où se déploie la nature dans tous ses états. C’est, plus souvent qu’autrement, à couper le souffle.
Mais dans quel contexte ces toiles se retrouvent-elles à The Rooms? Et voilà que je découvre qu’elles s’insèrent dans une vaste exposition itinérante dédiée à la collection de la famille Sobey, initiée plus précisément par Frank H. Sobey (1902-1985), qui a fondé l’empire de supermarchés que l’on connaît. M. Sobey était un collectionneur d’art canadien du XIXe et du XXe siècles, passion reprise par son fils Donald et qu’une fondation continue de poursuivre en leur nom.
Intitulée Generations (3), l’exposition fait justement état de courants stylistiques qui ont animé la scène artistique au pays, tout en se permettant de faire des juxtapositions inusitées. Comme celle regroupant des artistes ontariens (dont le Groupe des Sept) avec leurs rivaux québécois plus impressionnistes, «rivaux» dans la mesure où les historiens se sont toujours plu à les mettre en opposition. Mais ça devient carrément décapant avec la confrontation des tableaux plutôt romantiques et idéalisés de l’immigrant néerlandais Cornelius Krieghoff (1815-1872) avec les toiles de l’Ontarien Kent Monkman (né en 1965; de descendance crie et irlandaise). Celui-ci non seulement critique allègrement l’histoire coloniale et ceux qui l’ont représentée, mais ajoute une couche supplémentaire de lecture avec son alter ego kitsch Miss Chief Eagle Testickle, en lien direct avec la culture queer.
Dans une même salle, l’effet est assez… stupéfiant.
Dommage que Generations ne s’arrête pas à Québec! Ça aurait fait jaser, j’en suis sûre.
Mais même sans ces contrastes culturels, l’amateur d’art plus conservateur aurait découvert avec un plaisir certain des pochades (pour moi inconnues) de Jean Paul Lemieux, ainsi que des peintures «inédites» (parce que peu ou pas du tout diffusées) de Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté, Maurice Cullen, Clarence Gagnon, et autres «bien-aimés» du XXe siècle que le Musée national des beaux-arts du Québec nous a appris à connaître.
Jamais deux sans...
Mon troisième et dernier choc (tant émotif qu’intellectuel) m’aura été donné - oui, oui, toujours à The Rooms - par le duo Sarah Wendt + Pascal Dufaux, qui a effectué une résidence en 2018 au… parc du Gros-Morne, encore lui. Dans le secteur du parc appelé Tablelands, aux particularités géologiques impressionnantes, j’avais été frappée par une phrase de la guide qui disait que les plaques tectoniques se déplaçaient à la vitesse que poussent nos ongles. Et quel est le titre de l’exposition de Wendt et Dufaux? The Mountain Moves While My Fingernails Grow.
Pareille coïncidence ne pouvait que m’interpeler.
Comme le décrit la page web qui lui est dédié, ce duo multidisciplinaire établi à Montréal a voulu traduire l’expérience que ressentent certaines personnes lorsqu’elles sont confrontées à, submergées, dépassées par l’immensité de la nature: une impression de désorientation, tant géographique que temporelle.
Usant tant de la vidéo que de la sculpture, de la photographie, du son et de la performance, la proposition immersive de Wendt et Dufaux est déstabilisante, déroutante, envoûtante (4).
Non, je ne suis pas revenue indemne de Terre-Neuve! Et c’est parfait ainsi.
Marie Delagrave
Notes
(1) The Rooms est une conception de Philip Pratt, Charles Henley et Paul Blackwood de la firme architecturale PHB Group. Pour en savoir plus: https://en.wikipedia.org/wiki/The_Rooms
(2) «Unfolding Horizon» a été présentée à The Rooms du 25 juin au 25 septembre 2022.
(3) Organisée par The McMichael Canadian Art Collection, «Generations: The Sobey Family and Canadian Art» a d'abord été présentée Kleinburg, en Ontario, du 12 février au 23 mai 2022. Après St. John's, du 25 juin 2022 au 22 janvier 2023, l'exposition s'arrêtera à Edmonton, Charlottetown et Halifax. Un bon article (en anglais) sur le sujet a paru sur Galleries West.
(4) Pour d'autres photos: the-mountain-moves-while-my-fingernails-grow
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